2 décembre
Le vendredi, Matt se lève aux aurores pour aller à la poste. Ces derniers temps il rentrait en début d'après-midi. Même si le ciel est gris du matin au soir, on peut distinguer le jour de la nuit. Maintenant il s'assombrit de plus en plus tôt.
Maman, Jonny et moi étions dans la véranda - ce devait être avant midi parce que Jon n'avait pas encore mangé. Nous avions laissé deux lampes à huile allumées, car même en pleine journée et avec le feu qui brille dans le poêle, il nous faut deux lampes pour lire.
Jon a été le premier à le remarquer.
— Vous n'avez pas l'impression qu'il fait plus sombre que d'habitude ?
Il avait raison. Tout était comme obscurci. D'abord on a examiné les lampes pour voir si elles avaient encore de l'huile. Puis on a regardé le poêle.
Maman a penché la tête en arrière.
— Il neige, a-t-elle dit. Les lucarnes sont entièrement recouvertes.
Avec le contreplaqué contre les fenêtres, on ne pouvait plus voir à l'extérieur. Mais comme depuis des mois rien ne changeait à part la température, ça n'était pas une grosse perte.
La fenêtre de la cuisine était aussi masquée par le contre-plaqué, et nous ne pouvions accéder aux fenêtres de la salle à manger, si bien que nous sommes tous allés au salon pour regarder dehors.
Il devait neiger depuis une heure ou plus. Ça tombait vraiment dru.
A la seconde où nous avions réalisé qu'il neigeait, nous avions aussi remarqué que le vent soufflait.
— Le blizzard, a conclu Jon.
— Rien n'est moins sûr, a objecté maman. La neige pourrait s'arrêter d'une minute à l'autre.
Je ne pouvais plus attendre une seconde de plus. J'ai attrapé mon manteau et j'ai couru à l'extérieur. J'en aurais fait autant s'il avait plu ou fait soleil. Il y avait du changement, et il fallait que j'en profite.
Jon et maman m'ont suivie.
— La neige a l'air bizarre, a remarqué Jon.
— Elle n'est pas vraiment blanche, a dit maman.
C'était ça. Elle n'était pas gris foncé, comme les tas de neige qu'on déblaie au mois de mars. Mais elle n'était pas non plus d'un blanc immaculé. Comme tout le reste, elle était gris terne.
— J'aimerais que Matt soit rentré, a soupiré maman, et pendant un moment j'ai cru qu'elle regrettait de ne pouvoir partager ce moment avec lui — l'excitation de la neige.
Puis j'ai réalisé qu'elle s'inquiétait pour son retour à la maison. La poste est à environ six kilomètres d'ici, ce qui n'est pas grand-chose à vélo, mais ça peut prendre un certain temps à pied, surtout par temps de blizzard.
— Tu veux que j'aille le chercher ? a demandé Jon.
— Non. Il est sans doute en chemin. Et il ne risque pas de se perdre. Mais je me sentirais mieux s'il était déjà là.
— La bonne nouvelle, ai-je dit, c'est que si la neige persiste, on aura des réserves d'eau.
Maman a hoché la tête.
— Jonny, va sortir les tonneaux et les poubelles. On va s'en servir pour recueillir la neige.
Jonny et moi avons pris tous les récipients possibles et les avons alignés autour de la maison. Le temps d'installer la dernière poubelle, il y avait déjà trois centimètres de neige dans le premier conteneur.
Jon avait raison. C'était le blizzard.
Nous sommes rentrés mais aucun de nous n'arrivait à se concentrer sur ses livres. Nous avons gardé nos manteaux et sommes restés dans le salon à regarder la neige tomber et à attendre le retour de Matt.
À un moment donné, Jon est allé se préparer à manger. Pendant qu'il était dans la véranda, j'ai demandé à maman si je devais partir à la recherche de Matt.
— Non ! a-t-elle lâché d'un ton brusque. Je ne peux pas prendre le risque de vous perdre tous les deux.
C'était comme si elle m'avait giflée. Impossible. Matt ne s'était pas perdu. Comment pourrions-nous survivre sans lui ?
Maman n'a rien dit de plus, et j'ai réussi à tenir ma langue. Elle a fini par rejoindre Jon dans la véranda. J'en ai profité pour sortir et m'avancer vers la route, juste pour voir de quoi il retournait. Le vent était tellement violent qu'il a failli me renverser. La neige tombait presque à l'horizontale, et je ne pouvais rien voir au-delà d'un ou deux mètres.
Je m'étais à peine engagée sur la route, mais une fois arrivée là, de toute façon, je ne voyais plus rien. Matt aurait pu se trouver à cinq mètres de moi, je ne l'aurais même pas su. Maman avait raison. Je n'aurais jamais pu parvenir jusqu'en ville. Tout ce que je pouvais espérer, c'était que Matt serait capable de marcher jusqu'ici et qu'il était parti dès que la neige s'était mise à tomber.
Je suis retournée à la maison et j'ai raconté que je venais de contrôler notre système de collecte de neige. Si maman soupçonnait que je lui racontais des salades, elle n'en a rien dit.
On allait et venait entre la véranda et le salon. Maman est sortie par la porte de devant et elle est restée plantée là quelques minutes, jusqu'à ce que je la fasse rentrer.
Il n'était pas difficile de sentir à quel point Jon était déchaîné, comme tous les gosses quand il neige. Ça le rendait dingue de réprimer cette excitation. Ça rendait maman dingue de réprimer son angoisse. Et ça me rendait dingue de les voir tous deux essayer de cacher leurs émotions.
Plus le temps passait, plus le ciel devenait sombre et le vent violent.
— Je crois vraiment que je devrais aller chercher Matt, a dit Jon. Je pourrais prendre une des lampes à huile.
— Il a peut-être raison, maman, ai-je renchéri.
Jon est devenu plus fort que moi, et bien plus fort que maman. Il serait même presque plus balèze que Matt, simplement parce qu'il mange plus. Si Matt avait besoin d'aide, Jon était le seul de nous trois à pouvoir la lui apporter.
— Non, a dit maman. Si ça se trouve, Matt est resté en ville chez un ami en attendant que la tempête se calme.
Mais je savais que Matt n'aurait jamais fait ça. Il serait rentré. Ou du moins il aurait essayé. Il se serait inquiété pour nous autant que nous pour lui.
— Maman, je crois vraiment que Jon devrait y aller. Juste un peu plus loin sur la route mais avec une lampe. Il commence à faire tellement sombre que Matt pourrait bien passer devant l'allée sans même s'en rendre compte.
Sentant que cette idée la rebutait, j'ai tenté une autre stratégie.
— Et si j'y allais ? Dans quelques minutes, Jon pourrait prendre le relais, et ensuite on échangerait de nouveau. On irait à tour de rôle, comme ça aucun de nous n'aurait de problème.
— Ouais, maman, a insisté Jon. J'y vais en premier. Dans quelques minutes, tu envoies Miranda.
— Très bien, très bien, a cédé maman. Miranda te remplacera dans un quart d'heure.
Bizarrement, je ne pouvais pas en vouloir à Jon d'être aussi surexcité. Maman s'est assuré qu'il était parfaitement couvert : manteau, gants, écharpe et bottes. Elle lui a recommandé de ne pas s'éloigner et de lever la lampe aussi haut que possible pour guider Matt.
J'ai attendu aux côtés de maman. Nous ne disions rien. Moi je n'osais pas et maman était trop tendue pour faire la conversation. Enfin, elle m'a fait signe de me préparer.
— J'espère que ce n'est pas une erreur, a-t-elle articulé.
— Tout va bien se passer. Je parie que je vais revenir avec Matt.
Mais le temps d'atteindre l'allée, je n'étais même plus sûre d'arriver à rejoindre Jonny. Quelle que soit la quantité de vêtements que j'avais superposés, le vent était tellement féroce qu'il pénétrait partout. Je l'ai surtout senti sur mon visage. Je me suis couvert la bouche et le nez avec l'écharpe, mais même ainsi j'avais la peau brûlée par le froid. La neige et l'obscurité m'empêchaient de voir quoi que ce soit en dehors du halo de la lampe. J'ai trébuché à plusieurs reprises et le vent m'a renversée deux fois. La neige s'insinuait dans mon pantalon et même mes caleçons finissaient par être froids et trempés.
A un moment donné, j'ai retiré mon écharpe pour respirer, mais je suis tombée dans la neige, j'en ai eu plein la bouche et j'en ai avalé, ce qui m'a fait tousser. J'ai été tentée d'abandonner et de retourner à la véranda, auprès du poêle, mais Jon était là dehors à attendre que je vienne le relayer. Et dire que c'était mon idée. Un plan génial, vraiment.
J'ignore le temps qu'il m'a fallu pour retrouver Jon. Il sautait en l'air comme un ressort, avec la lampe qui se balançait dans tous les sens.
— On se refroidit moins comme ça, a-t-il expliqué.
J'ai hoché la tête et lui ai dit de rentrer. J'ai fait de grands signes en direction de la maison.
— Dis à maman que je vais bien, ai-je ajouté, même si nous savions tous deux que c'était un mensonge.
— Je serai de retour dans quelques minutes, a-t-il promis.
Je l'ai regardé s'éloigner, ses pas s'enfonçaient dans la neige. Au bout d'une minute ou deux je ne l'ai plus vu, alors qu'il n'avait guère dû avancer.
Plantée là, j'ai commencé à me trouver ridicule avec mon envie folle de solitude. Maintenant j'étais seule, aussi seule qu'on pouvait l'être, et j'aurais donné tout l'or du monde pour être dans la véranda avec Matt, Jonny, maman et Horton.
Je savais que je ne risquais rien si je ne bougeais pas de là. Je ne me perdrais pas et maman veillerait à ce que je ne reste pas assez longtemps dehors pour mourir de froid ou attraper des engelures. Le seul qui était en danger, c'était Matt.
Mais avec le vent qui me fouettait le visage, la neige qui m'aveuglait et mon corps de plus en plus transi par le froid et l'humidité, j'étais loin de faire la fière. En plus de tout ça, j'avais faim. J'ai tout le temps faim, sauf tout de suite après le dîner, mais là j'avais faim comme avant le dîner, donc j'en ai conclu qu'il devait être 17 heures.
Puis j'ai décidé de suivre les conseils de Jonny, et je me suis mise à sautiller sur place. Ça se passait très bien jusqu'à ce que je me laisse surprendre par une bourrasque qui m'a fait tomber, avec la lampe, dans la neige.
Il m'a fallu rassembler toutes mes forces, physiques et mentales, pour ne pas céder à la panique. Je me suis répété que ça allait, que Jon allait me trouver, que Matt rentrerait à la maison, que je pouvais rallumer la lampe, que tout le monde s'en sortirait. Mais pendant un moment j'ai eu l'impression d'avoir été jetée et enfermée pour toujours dans une sphère neigeuse par un géant tout-puissant. J'ai vraiment eu la sensation que c'était la fin du monde et que même si Matt rentrait à la maison, nous allions tous mourir.
À quoi bon me relever ? J'étais assise là, agrippée à ma lampe inutile, attendant Jonny, attendant Matt, attendant que le monde dise enfin : « Ça suffit. On arrête. »
— Miranda ?
Était-ce Matt ? le vent ? une hallucination ? Franchement, je n'aurais pas su le dire.
— Miranda !
— Matt ? ai-je crié en m'efforçant de me relever. Matt, c'est vraiment toi ?
— Qu'est-ce que tu fabriques ici ?
La question était tellement stupide et en même temps si sensée que j'ai éclaté de rire.
— Je suis en train de te sauver ! ai-je répondu, haletante, ce qui m'a faire rire encore plus fort.
— Eh bien, merci ! a dit Matt.
Je crois qu'il riait aussi, mais avec ce vent et dans mon état, difficile d'en être sûre.
— Viens, a-t-il ajouté en me tirant pour me redresser. Rentrons.
On s'est mis à marcher contre le vent en direction de l'allée. Matt poussait son vélo d'un côté et me retenait de l'autre. Puis le vent m'a fauchée et j'ai entraîné Matt par terre avec le vélo. Il nous a fallu un bon moment pour nous relever, et à cet instant nous avons aperçu la lampe à huile de Jon qui tanguait un peu plus loin.
Appeler Jon n'aurait servi à rien. Nous nous sommes laissé guider par la lumière de sa lampe et, lentement, nous l'avons rejoint. Il a alors pressé Matt contre lui avec tant de fougue que j'ai cru qu'il était sur le point de lâcher la lampe et que nous allions nous retrouver dans le noir. Mais la lampe a tenu bon et nous avons réussi à nous frayer un passage jusqu'à la maison.
Nous avons ouvert la porte de devant, et une fois à l'intérieur, Matt a crié : « On est rentrés ! »
Maman a foncé vers nous aussi vite qu'elle le pouvait. Bien sûr elle a d'abord embrassé Matt, et ensuite moi, comme si elle avait eu peur autant pour moi que pour lui.
Il a fallu se sécher complètement, changer tous nos vêtements et rester auprès du poêle pour nous réchauffer. On avait la figure toute rouge, mais Matt jurait qu'il allait bien et n'avait pas d'engelures.
— Je serais rentré plus tôt, mais je ne voulais pas abandonner le vélo, a-t-il expliqué tandis que nous étions assis auprès du feu. Il n'y avait qu'Henry et moi à la poste, et on ne s'était rendu compte de rien. Finalement, quelqu'un est entré et nous a dit qu'il neigeait depuis près de deux heures et qu'on ferait mieux de rentrer tout de suite chez nous. J'aurais pu partir avec Henry, sauf qu'il habite à peu près aussi loin de la poste que nous, et dans la direction opposée, donc c'était absurde. Et j'avais peur de ne plus jamais retrouver mon vélo si je le laissais là-bas. Vous savez comment ça marche. Et puis je ne savais pas si la neige allait continuer ou pas. J'espérais pouvoir faire un bout de chemin à vélo, mais c'était impossible.
— La poste, c'est fini, a déclaré maman. Je t'interdis d'y retourner.
— Nous en reparlerons vendredi prochain, a riposté Matt. D'ici là, je ne bouge plus.
Au début j'ai cru que maman allait s'énerver, mais elle s'est contentée de soupirer.
— J'ai faim, a lancé Jon. C'est l'heure de dîner ?
— Je vais réchauffer de la soupe, a dit maman. Je crois que nous pouvons tous en prendre.
On a donc eu d'abord de la soupe, puis des macaronis à la sauce tomate. Un repas avec deux plats, la preuve que ce n'était pas un jour ordinaire.
Durant toute la soirée, on est allés à tour de rôle avec une lampe torche à la porte d'entrée pour regarder la neige tomber. J'y retourne dès que j'ai fini d'écrire, et après j'irai me coucher.
Je ne sais pas ce que je préfère : qu'il neige toute la nuit ou que ça s'arrête. S'il neige, on aura plus d'eau. Mais cette tempête fiche vraiment la trouille, même si on est en sécurité dans la maison.
De toute façon je n'y peux rien. Neige ou pas, ce que je souhaite importe peu.
Je veux seulement que ce jour s'achève.
3 décembre
Il a neigé toute la nuit et toute la journée.
La poubelle étant pleine, Jon et Matt l'ont transportée dans la maison et on a transvasé son contenu dans des bouteilles ou des carafes. Puis on l'a ressortie.
La deuxième poubelle n'était qu'à moitié pleine. Il est tombé environ un demi-mètre de neige et ça n'a pas l'air de vouloir s'arrêter.
— On est tranquilles pour l'eau, maintenant, ai-je lancé, juste pour être sûre. La neige va durer encore un bon moment, donc il suffit de la rentrer et de la faire bouillir quand on aura besoin d'eau. C'est ça ?
— On dirait bien, a répondu Matt. Je ne crois pas que nous ayons à nous soucier de l'eau pendant un moment. Et puis il risque de neiger encore après.
— Tant mieux ou tant pis, a dit maman.
— Un blizzard, ça fait peut-être beaucoup, a ajouté Matt. Mais quelques centimètres de temps à autre, ça pourrait être bien utile.
— Et on a assez de bois ? ai-je continué.
J'étais dans ma phase « rassurez-moi ».
— Ça devrait aller, a répondu Matt.
J'ai décidé de le croire. De toute façon, inutile d'espérer l'ouverture prochaine d'un supermarché dans le coin.
Maintenant que j'y pense, je crains que nous soyons bloqués ici. Il n'y a plus de chasse-neige, et je doute que quelqu'un se mette à déblayer six kilomètres de neige à la pelle.
Encore heureux que nous arrivions encore à nous supporter.
4 décembre
Ce matin, au réveil, nous avons pu constater que la neige s'était arrêtée de tomber pendant la nuit. Comme les lucarnes de la véranda étaient totalement opaques, on a d'abord regardé depuis le salon, puis on est sortis par la porte de devant.
À cause du vent, la neige s'était amoncelée à certains endroits. On apercevait des bandes de terre à peine enneigées et d'autres où la neige atteignait presque un mètre cinquante de hauteur. Je n'ai jamais vu une telle épaisseur et je ne savais pas si je devais m'en réjouir ou m'en effrayer.
Quand nous sommes rentrés, maman a fait chauffer un peu de neige de la nuit et nous a préparé un chocolat chaud. Il avait un goût de cendre, mais c'était toujours meilleur que pas de chocolat du tout.
— Bon, a commencé Matt pendant que nous nous laissions gagner par cette douce chaleur. Vous êtes prêts pour affronter les problèmes ?
J'aurais volontiers répondu non, mais ça n'aurait servi à rien.
— On doit dégager la neige du toit de la véranda.
— Pourquoi ? a demandé Jon.
— Simple précaution. À cause du poids. Si jamais ça recommence cet hiver, il ne faudrait pas que le toit s'effondre sur nous.
— Je ne veux pas que vous grimpiez sur le toit, a dit maman. C'est trop dangereux.
— Ça sera encore plus dangereux si le toit s'effondre, a rétorqué Matt. Ça pourrait nous tuer. D'ailleurs, c'est même sûr, parce que si nous perdons la véranda, nous perdons aussi le poêle à bois. Je serai prudent, mais il faut le faire.
— Tu as bien dit « les problèmes », a fait remarquer Jonny.
— L'échelle est dans le garage, a précisé Matt. De même que les pelles.
— Allons voir s'il y a de la neige devant le garage, a proposé maman.
Elle s'est dirigée vers la porte de la véranda et a essayé de l'ouvrir. Elle a eu beau la pousser, celle-ci n'a pas bougé d'un pouce.
— Elle doit être bloquée par la neige, a dit Matt. Mais on peut sortir par la porte de devant.
Ce que nous avons fait. Faute de pouvoir évaluer l'état du garage depuis la porte de la véranda, on a dû marcher jusque dans l'allée.
Avancer ne serait-ce que de deux pas était éreintant. Il fallait lever le pied tellement haut pour le sortir de la neige, comme un géant, et ensuite la neige était tellement molle que la jambe s'enfonçait complètement.
— Avec une pelle, ça va aller tout seul, a affirmé Jon.
— Tant mieux, a répliqué Matt. Parce qu'il va y en avoir pas mal à enlever.
Il y avait plus d'un mètre de neige devant la porte de la véranda. Pas étonnant que maman n'ait pas réussi à l'ouvrir.
— Ben, on va l'ajouter à notre liste, a soupiré Matt. Maintenant, allons voir le garage.
C'était encore pire. La neige s'était accumulée au point de cacher la porte.
— On a besoin d'une pelle, ai-je dit. Tu es sûr qu'elle est dans le garage ?
Matt et Jon ont hoché la tête en même temps. Maman a pris une profonde inspiration avant de tousser.
— Il va nous falloir enlever la neige à la main, a-t-elle dit. Les portes du garage s'ouvrent de l'extérieur, nous n'avons donc pas le choix. Je pense que si on s'y met tous, avec des bols et des casseroles, ça devrait aller assez vite. Jon, retourne à la maison, prends des récipients dans un sac-poubelle et rapporte-nous tout ça. Nous commencerons à la main en t'attendant.
Jon a fait demi-tour en pataugeant dans la gadoue. Une fois qu'il a été hors de portée de voix, maman s'est tournée vers Matt.
— C'est si grave que ça ? lui a-t-elle demandé.
— Eh bien, c'est vrai que nous sommes isolés. J'ai vu les vieux skis de fond de papa dans le garage l'autre jour. Les chaussures qui vont avec aussi. Elles nous permettront d'être un peu plus mobiles. Les vélos sont inutilisables. Oublie la voiture. J'espère que tu ne m'en voudras pas que je dise ça, mais c'est un soulagement que Mrs Nesbitt ne soit plus là.
— J'ai eu la même idée. Tu ne crois pas qu'ils vont déneiger les routes à un moment ou à un autre ?
Matt a secoué la tête.
— Il ne reste pas assez de gens pour dégager les routes à la pelle, et il n'y a plus assez d'essence pour les chasse-neige. Peut-être qu'en ville les gens vont libérer les rues principales, mais ça n'ira pas plus loin. Nous sommes seuls sur ce coup.
— Je pensais à l'hôpital, a précisé maman.
— Moi aussi. Nous ne pouvons pas nous rendre là-bas, et Peter ne peut venir non plus. Je ne crois pas que la neige fonde avant avril ou mai. Et il risque de neiger encore.
— J'aime beaucoup Peter, ai-je lancé, mais ce n'est pas la fin du monde si on ne le voit pas pendant quelques semaines. Ou même quelques mois.
— Ce n'est pas ça, a dit Matt. Et si on avait besoin de faire appel à un médecin ou à l'hôpital ? On ferait comment ?
— Nous n'avons qu'à être prudents, a répliqué maman.
Comme ça, nous n'aurons pas besoin de docteur. Maintenant, allons-y. Voyons ce que nous pouvons enlever à la main avant que Jonny ne s'aperçoive que nous n'avons rien fait d'autre que discuter.
La neige pénétrait à l'intérieur de nos gants, et même nos caleçons étaient mouillés. Quel soulagement quand Jon est revenu avec ses bols et ses casseroles ! Chacun en a pris un en guise de pelle. Ça nous a permis d'aller plus vite, mais il a fallu un sacré bout de temps avant que les portes du garage s'ouvrent.
Puis maman s'est souvenue que la clé du cadenas était dans la maison, si bien que nous avons dû attendre que Matt aille la chercher. Et même à ce moment-là, il était difficile d'ouvrir. Nous avons enlevé encore un peu de neige et avons tiré tous ensemble. A notre grand soulagement, la porte a fini par céder.
Il y avait deux pelles juste sur le côté en entrant. Et aussi un sac de dix kilos de gros sel, censé faire fondre la glace jusqu'à - 20°C.
— Si ça ne marche pas, a dit maman, on pourra toujours demander à être remboursés.
Cette remarque nous a paru si drôle que seule la toux nous a empêchés de rire trop longtemps.
— Deux pelles, a repris Matt. Une pour moi et une pour Jon. Au boulot.
— Non, a protesté maman. Nous allons d'abord rentrer et manger quelque chose. Et nous devrions prendre de l'aspirine.
— Ça va aller, a dit Matt. Tu n'as pas à t'inquiéter.
— L'inquiétude, c'est mon affaire, a-t-elle répliqué. Quand on est mère, ce sont les risques du métier. Maintenant, tout le monde à la maison, avec, entre autres, aspirine au menu.
— Pourquoi faire, l'aspirine ? ai-je chuchoté à Matt tandis que nous regagnions la porte de devant.
— Pour le cœur. Maman doit penser que nous avons des cœurs de vieillards.
— J'ai entendu, a dit maman. Je veux seulement que nous prenions toutes les précautions possibles. Nous aurons des courbatures avant même d'avoir fini. Vous feriez bien de vous mettre tout de suite à l'aspirine.
Maman avait raison à propos des courbatures. J'avais les épaules et le haut du dos en compote, rien que d'avoir ramassé la neige avec un bol. Et l'idée de manger me rendait folle de joie. (En l'occurrence de la soupe et des épinards — Popeye a dû faire sa part de pelletage.)
Une fois le repas terminé, Matt et Jonny sont retournés travailler, d'abord pour dégager la porte de la véranda, ensuite pour creuser un passage de la maison au garage et de la porte de devant à la route. Puis ils ont pris l'échelle et ont enlevé la neige du toit de la véranda. Ça leur a pris un temps fou, mais ils avaient l'air de s'amuser.
— Pendant qu'ils déneigent, faisons un peu de lessive, m'a proposé maman. Je fais bouillir de l'eau et toi tu laves.
— Un travail de bonnes femmes, ai-je marmonné.
Pour être franche, si ça ne me dérange pas de laver les caleçons de Jon, je n'aimerais vraiment pas qu'il s'occupe de mes culottes.
Je m'étais attendue à avoir mal au dos à cause de la neige, mais ce n'était rien comparé aux courbatures après la lessive. Au moins c'était stimulant d'avoir assez d'eau pour laver nos vêtements. La dernière fois remontait à presque un mois, grâce au puits de Mrs Nesbitt, mais on avait gardé l'essentiel pour la cuisine et pour nous laver.
En tout cas, la lessive, c'est vraiment la galère. Pour commencer, on doit faire fondre la neige, et il faut des tonnes de neige pour obtenir un verre d'eau, si bien que maman était constamment en train de remplir la marmite sur le poêle. Et bien sûr, vu la couleur de l'eau ainsi obtenue, on avait du mal à croire que les vêtements étaient propres. Du coup je compensais avec la lessive, ce qui rendait le rinçage interminable. Entre l'eau, très chaude, et le froid de la pièce, mon pauvre corps souffrait le martyre. J'avais les mains et le visage bouillants, et les pieds et les jambes glacés. Puis, une fois le lavage et le rinçage terminés, j'ai dû essorer les vêtements un à un, ce qui m'a pris presque autant d'énergie que de les laver et les rincer. Tout ça pour obtenir des fringues aux couleurs douteuses.
Maman a tendu une corde à linge dans la véranda parce que si on avait pendu ces vêtements humides dans une autre pièce, ils auraient gelé. Du coup, la véranda sent la lessive mouillée en plus du reste. Au moins la corde est loin des matelas. Je n'aimerais pas avoir de l'eau qui me dégouline dessus pendant que je dors.
Tant qu'à déneiger le toit, Matt et Jonny en ont profité pour dégager les lucarnes, si bien que nous bénéficions quand même de la faible lumière du jour.
Je suis trop fatiguée pour avoir peur. Je me demande comment je me sentirai demain matin.
5 décembre
Maman nous a dit de retourner à nos livres.
— C'est jour de neige, a objecté Jonny.
Maman n'a pas protesté.
J'ai presque regretté qu'elle ne l'ait pas fait.
7 décembre
Nous voilà cloîtrés dans la véranda depuis bientôt une semaine. Quand je pense que je croyais vivre un enfer jusque-là. Ridicule ! Au moins, avant, Matt et Jonny pouvaient sortir et passer la journée à couper du bois. Maintenant, les voilà coincés avec maman et moi.
Parfois l'un de nous s'invente une tâche pour s'écarter des autres. Je suis toujours responsable des bassins et des pots de chambre, ce qui m'oblige à m'éloigner d'au moins un mètre cinquante de la maison pour accomplir cette charmante corvée. Jon change la litière d'Horton, donc il doit sortir au moins une fois par jour (en plus, lui et Matt vont uriner dehors, les pauvres). Matt rapporte de la neige pour nos besoins en eau. Seule maman ne quitte jamais la véranda.
Chacun se rappelle soudain quelque chose qu'il doit aller chercher dans sa chambre ou dans le garde-manger, et peu importe le froid qui règne dans le reste de la maison, c'est le paradis de pouvoir se retrouver tout seul juste pour quelques minutes.
Demain c'est vendredi, et Matt a sorti ses skis de fond pour tester le trajet jusqu'en ville. Au grand soulagement de maman, il est revenu en disant qu'il n'y arriverait pas. Il n'a jamais aimé le ski de fond, la neige est très légère et poudreuse, et il n'a ni la technique ni sans doute la force de parcourir six kilomètres.
D'un côté, je suis assez contente de savoir qu'il y a au moins une chose à laquelle Matt renonce. D'un autre côté, j'ai beau aimer mon frère, ç'aurait été trop bien de ne plus l'avoir dans les jambes pendant quelques heures.
Si c'est déjà comme ça en décembre, je n'ose imaginer ce que ce sera en février.
10 décembre
Jon se faisait réchauffer une boîte de petits pois pour midi quand tout à coup il s'est tourné vers nous et a demandé :
— Comment ça se fait qu'aucun de vous ne mange ?
C'est marrant. Voilà une éternité que nous ne déjeunons pas, sauf que Jon était toujours dehors avec Matt. Il devait penser que Matt mangeait plus au petit déjeuner ou un truc comme ça. Il ne savait pas ce que nous faisions, maman et moi. Mais maintenant qu'on respire constamment le même air, Jon a fini par remarquer.
— Pas faim, a grommelé Matt. Je mangerai plus tard.
— Pareil pour moi, ai-je ajouté un sourire faux sur les lèvres.
— Nous ne mangeons que lorsque nous en éprouvons le besoin, a renchéri maman. Ne t'occupe pas de nous, Jonny.
— Non, a insisté Jonny. Si vous ne prenez qu'un repas par jour, alors moi aussi.
Nous avons crié en chœur : « Non ! »
Jonny a pris un air hagard et il est sorti de la pièce en courant.
Je me rappelle, il y a quelques mois de ça, combien j'étais en colère à l'idée que Jonny mange plus que nous, à quel point ça me paraissait injuste. Maintenant je sens que maman avait raison. Il est très possible qu'un seul d'entre nous puisse s'en sortir. On a du fioul et de l'eau, mais qui sait combien de temps vont durer nos provisions ? Maman est maigre à faire peur, Matt est certainement beaucoup moins fort qu'autrefois, et moi je ne suis pas très solide. Je ne dis pas que Jon est super costaud, mais je me rends compte qu'il pourrait bien être celui qui a le plus de chances de passer l'hiver, le printemps et le reste.
Si un seul parmi nous devait survivre, sans doute que Matt serait le mieux placé, puisqu'il est assez vieux pour se débrouiller tout seul. Mais Matt n'acceptera jamais d'être le dernier.
Je ne veux pas vivre deux ou trois semaines de plus si cela nous condamne tous à mourir. Je suppose donc que si on en arrive là, j'arrêterai complètement de manger pour être sûre que Jonny aura sa ration.
Matt s'apprêtait à monter parler à Jon, mais maman a dit : « Non, j'y vais, moi. » Elle boitait bas, et je ne voulais pas qu'elle se risque dans l'escalier, mais elle a insisté pour y aller.
— C'est l'horreur, ai-je dit à Matt, juste au cas où il n'aurait pas remarqué.
— Ça pourrait être pire, a-t-il répondu. On y pensera bientôt comme au bon vieux temps.
Et il avait raison. Je me rappelle très bien lorsque maman s'est foulé la cheville la première fois, nous jouions au poker et passions de si bons moments ensemble. Si on m'avait dit trois mois plus tôt que j'appellerais ça le « bon vieux temps », j'aurais ri à gorge déployée.
Je me nourris chaque jour. Dans deux mois, peut-être même dans un, je pourrais bien ne manger qu'un jour sur deux.
Nous sommes vivants. Nous sommes en bonne santé.
C'est le bon vieux temps.
Quand je suis sortie pour la corvée de pots de chambre, Jon m'a suivie pour sa mission litière. Je faisais demi-tour quand il m'a saisie par le bras.
— J'ai besoin de te parler.
Ce devait être important : si Jon parle à quelqu'un, en général c'est à Matt.
— D'accord, ai-je répondu.
Il faisait pourtant - 30°C et j'avais vraiment envie de rentrer.
— Maman dit que je devrais continuer à déjeuner, parce qu'elle a besoin de savoir que l'un de nous garde toutes ses forces, au cas où les autres auraient besoin de lui.
— Ouais. C'est ce qu'elle m'a dit aussi. Et tu es celui-là.
— Et c'est bon ? a-t-il demandé. Ça ne te dérange pas ?
J'ai haussé les épaules sans rien dire.
— Je ne sais pas si j'en suis capable. Matt a dû me traîner pour aller chercher Mrs Nesbitt.
— Mais tu y es allé. Tu as fait ce que tu avais à faire. C'est ce que nous faisons tous parce que nous n'avons pas le choix. Tu es beaucoup plus mûr que je ne l'étais à ton âge, Jon. Tu m'as vraiment impressionnée quand tu as renoncé à ce qu'on souhaite ton anniversaire. Et je vais te dire autre chose : le jour où nous sommes allés chercher Matt dans le blizzard, quand j'ai senti que ma lampe s'éteignait et moi avec, je ne pouvais m'empêcher de penser : « Jon va s'occuper de moi. Jon est plus fort que moi et tout va bien se passer. »
— Et si tu mourais ? a-t-il crié. Et si vous mouriez tous ?
J'avais envie de lui promettre que ça n'arriverait jamais, que tout irait bien pour nous, que le soleil allait briller dès demain, que les routes seraient déneigées et les supermarchés rouverts, avec plein de fruits frais, de légumes et de viande. Mais, à la place, j'ai dû lui dire :
— Si nous mourons, tu partiras. Parce que tu seras assez fort pour ça. Quelque part aux États-Unis, au Mexique ou ailleurs, où la situation est peut-être meilleure et où tu t'en sortiras. Et la vie de maman, celle de Matt et la mienne n'auront pas été vaines. Ou peut-être que la Lune va s'écraser sur la Terre et que nous mourrons de toute façon. Je ne sais pas, Jonny. Personne ne sait. Contente-toi de manger ton déjeuner et n'aie pas de remords, voilà tout.
Jon a fait demi-retour pour rentrer. Je suis restée dehors un peu plus longtemps pour donner des coups de pied dans la neige, faute d'autres cibles.
13 décembre
— Je pense qu'on n'a pas assuré avec cette histoire de repas, a déclaré Matt ce matin.
Pendant un instant, j'ai cru qu'il voulait dire que lui, maman et moi devrions manger deux fois par jour et Jon une fois seulement, mais évidemment ce n'était pas ça.
— Aucun de nous ne mange au petit déjeuner, a-t-il continué. On a faim toute la journée. On se nourrit le soir, on veille un peu puis on va se coucher. Le seul moment où on n'a pas faim, c'est quand on dort. À quoi bon ?
— Donc nous devrions prendre notre repas principal le matin ? a demandé maman, ce qui était assez drôle, puisque notre « repas principal » était en fait notre unique repas.
— Le matin ou le midi, a dit Matt. Peut-être un brunch comme faisait Miranda. Je crois que je préférerais avoir faim la nuit que toute la journée.
— Et moi ? a demandé Jon.
— Tu mangeras quelque chose le soir aussi, a répondu Matt.
Je devais admettre qu'il avait raison. Notamment si Jon prenait son second repas quand nous avions déjà mangé. Ça fait deux ou trois jours que j'ai envie de lui piquer son bol ou son assiette et de lui retourner sur la tête. Je serais sans doute moins jalouse si je n'étais pas aussi affamée.
— Faisons un essai, a proposé maman. J'aimais bien le dîner parce que c'était le moment de la journée où nous nous retrouvions. Mais puisque maintenant nous sommes ensemble non-stop, ça n'a plus vraiment d'importance. Prenons un brunch à 11 heures et nous verrons bien.
On a donc essayé. Et maintenant il est 16 heures (d'après Matt) et je n'ai pas particulièrement faim. Et faire la lessive est aussi moins pénible quand je n'ai pas faim.
Notre vie s'est un peu améliorée.
16 décembre
— Est-ce que tu tiens toujours ton journal ? m'a demandé Jon.
— Ouais. Sauf que j'utilise des blocs-notes, maintenant. Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Je me demandais simplement pourquoi. Je veux dire, pour qui tu écris tout ça ?
— Pas pour toi, ça c'est sûr, ai-je rétorqué en me souvenant de Mrs Nesbitt qui avait brûlé ses lettres avant de mourir. Donc ne te fais pas d'idées.
Jon a secoué la tête.
— Je n'ai aucune envie de le lire. Tu le relis, toi ?
— Non. J'écris et puis j'oublie.
— D'accord. T'inquiète, je ne le lirai pas. J'ai assez de problèmes comme ça.
— Comme nous tous.
C'est drôle, je me sens triste pour Jonny ces jours-ci. J'ai deux ans et demi de plus que lui, et j'ai profité de ces années pour aller en cours, m'entraîner à la piscine, voir mes amis, alors que lui, on les lui a volées. Et même s'il vivait plus longtemps que moi, vingt ans, ou cinquante, il lui manquerait toujours ces deux ans et demi de vie normale.
Chaque fois que je vais me coucher, je me traite de nase de m'être ainsi apitoyée sur mon sort la veille. Chaque jour qui passe est pire que le précédent. Ce qui signifie que demain ne pourra être meilleur. Pourquoi m'apitoyer sur mon sort quand il n'y a rien à attendre du lendemain ?
C'est de la philosophie de comptoir, mais je n'ai rien d'autre à offrir.
19 décembre
Le bébé de Lisa devait naître ces jours-ci. J'ai décidé qu'il était né et que c'était une fille. Je l'ai appelée Rachel.
D'une certaine manière, ça m'aide à me sentir mieux. Évidemment, je n'ai aucune idée de la réalité : a-t-elle eu son bébé ? Et dans ce cas, est-ce un garçon ou une fille ? Et si c'est une fille, comment s'appelle-t-elle ? Techniquement parlant, j'ignore si Lisa ou même papa sont encore en vie, mais je préfère penser qu'ils le sont. J'ai décrété qu'ils avaient réussi à gagner le Colorado, que papa avait ramené mamie de Las Vegas et qu'ils vivaient tous ensemble : Lisa, ses parents, papa, mamie et la petite Rachel. Quand il n'y aura plus de risques de blizzard, il se débrouillera pour venir nous chercher, nous irons tous nous installer dans le Colorado et je serai la marraine de Rachel, comme prévu.
Parfois je fantasme, comme pour Springfield. Je rêve que le Colorado est un endroit fabuleux où l'on a de la nourriture, des vêtements propres, de l'eau et de l'air pur. J'ai même imaginé que je pourrais y rencontrer un jour Dan. Je serais un peu plus présentable, bien sûr, et j'aurais assez mangé pour ne plus ressembler à un cadavre ambulant. Mes cheveux auraient même repoussé. Je serais belle, je tomberais sur lui et on se marierait.
Parfois je prends des libertés avec le temps, et Rachel devient notre demoiselle d'honneur.
Je parie que maman, Matt et Jon se font des films aussi, mais je ne veux pas en savoir plus. Ils ne sont pas dans mes rêves, après tout, donc je ne suis sans doute pas dans les leurs. Nous passons assez de temps ensemble. Nous n'avons pas besoin de nous incruster en plus dans les fantasmes des uns et des autres.
J'espère que papa et Lisa vont bien. Je me demande si je verrai Rachel un jour.
21 décembre
Maman a tapé du pied (le bon) et nous retournons à nos études. Au moins, ça nous donne quelque chose à faire en plus de la lessive et du poker.
En ce moment, j'étudie la Révolution américaine.
Les soldats ont passé un sale moment à Valley Forge.
Mon cœur saigne pour eux.